Je courais sur la plage et tu me suivais souvent de près, parfois tu m’observais de loin. Je percevais avec bonheur ton regard qui m’offrait l’attention que tant d’autres m’avaient refusée. Cette étreinte paternelle, cette tendresse, cette chaleur humaine, nul ne m’y avait habitué. Mère célibataire, Marianne ignorait jusqu’à l’identité de mon géniteur et les amants qu’elle collectionnait ne lui laissaient guère le temps de me bichonner entre deux aventures. De tous les amants de ma mère, tu étais le seul qui me remarquais, qui me prouvait que j’existais et que je n’étais pas comme je le craignais, un songe créé par son imagination débordante. Aucun d’eux ne m’emmenait avec eux, sauf toi. Lorsque vous sortiez, tu tenais à ce que je sois présent et tu m’offrais à moi aussi des présents. Souvent, ma mère les reprenait alors tu t’es mis à me les offrir en cachette; nous avions nos petits secrets et grâce à tout cela, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’important.
Tu me regardais avec au fond des yeux la même étincelle que je croyais exclusivement réservée à ma mère. Cela me faisait extrêmement plaisir si bien que je faisais toujours de mon mieux pour rester près de toi. Maman aussi paraissait plus calme et gaie lorsque tu étais là. Par moment, elle me demandait de vous laisser seuls pour discuter; je n’étais pas dupe, je savais de quelle discussion il s’agissait mais peu m’importait; je savais que ce genre de discussions étaient réservées aux adultes. Et puis, aussi longtemps qu’elle aurait envie de discuter avec toi, tu resterais dans les parages car, je le savais, sitôt que maman ne voulait plus discuter avec un homme, il disparaissait du paysage.
Lorsque vous vous enfermiez dans la chambre, la curiosité me poussait souvent à vous espionner. Les expressions qui se succédaient sur le visage de maman me portaient à croire que cela n’était pas très agréable mais pour une raison que je ne parvenais pas à m’expliquer, elle aimait ça. Elle disait parfois à ses amies qu’elle ne pouvait tout simplement pas s’en passer; le sexe était au centre de sa vie, ce n’était pas uniquement une question d’argent. Tu m’as surpris une fois, vous espionnant, et contre toute attente, tu ne m’as pas trahi. Je t’en étais reconnaissant et mon admiration pour toi croissait sans cesse. Parfois, je te soupçonnait de faire exprès de laisser la porte entrouverte pour que je puisse observer et je ne m’en privait pas. Ça faisait parti de nos secrets. J’avais tout juste douze ans et grâce à toi, j’apprenais les premiers rudiments de la sexualité.
Un samedi, je me rappelle exactement le jour car ma mère qui ne jurait que par son sabbat était partie à l’église sans moi, parce que j’avais sali mes vêtements en jouant par terre; tu es venu à la maison et tu m’as dis que je pouvais discuter aussi, avec toi. L’idée faisait son chemin, j’avais du mal à m’y faire car nous étions tous deux des hommes et je percevais mal comment on pourrait s’y prendre. Tu m’as dit que c’était possible et tu m’as expliqué comment on ferait. Cela m’intriguait et je ne savais quoi penser. Dans mon cœur, j’avais comme l’intuition que ce n’était pas bien alors j’ai dit non. Je n’avais pas envie de sexe, ces choses-là n’étaient pas de mon âge et puis, ce n’était pas biblique.
Tu n’as pas insisté, tu as juste accepté ma décision et tu es parti. Pourtant, le poison avait été injectée et il faisait son chemin dans mon cerveau. J’y repensais souvent, je voulais en parler à Marianne mais comme d’habitude, elle n’avait pas le temps. Je me sentais perdu et désemparé et puis tu devenais distant, je sentais s’installer entre nous une certaine froideur que je ne pouvais supporter. Tu étais ma boussole dans la tempête, je ne voulais pas te perdre car au fond de moi, je t’adorais Tu représentais le père que je n’avais jamais eu. Tu étais le seul qui m’écoutais, me comprenais, le seul qui n’étais jamais trop occupé pour discuter avec moi. J’aurais tout fait pour t’être agréable alors, lorsque tu m’as refais la proposition un mois plus tard, j’ai accepté et on a discuté.
Je n’ai pas aimée, je comprenais encore moins pourquoi Marianne aimait tant ça, tu as dit que j’apprendrais à aimer. Je n’ai jamais aimer, mais j’avais compris que c’était le seul moyen de conserver ton affection alors, j’ai joué le jeu, il le fallait. Tu étais mon seul repère dans ce monde de fou et à aucun prix, je ne t’aurais laissé partir. Tu as commencé à prendre tes habitudes; tu venais tous les samedis après-midi, en l’absence de Marianne qui était à la répétition de sa chorale et c’était le seul jour de la semaine où je n’étais pas content de te voir. Une fois, j’ai demandé à Marianne de me laisser rester avec elle après l’église, elle a dit que j’avais des devoirs à faire et que les répétitions étaient réservées aux membres du groupe. Je lui ai alors proposé d’intégrer moi-même un groupe de jeune, et elle a dit que faire partie d’un groupe, c’est coûteux en uniformes, sorties et autre et qu’elle n’avait pas assez d’argent. Je t’ai demandé de m’aider avec les dépenses et tu as dit que je n’avais rien à faire parmi ces débiles mentaux, que toi, tu m’apprenais la vraie vie et que c’était tout ce dont j’avais besoin.
Avant, je t’aurais cru sur parole mais depuis que tu nous discutions toi te moi, tu perdais progressivement toute l’estime que je te portais parce que je sentais que tu aimais cette chose qui me faisait tant souffrir. Tu aimais tellement ça que tu profitais maintenant de toutes les absences de ma mère. Tu prétendais qu’il n’en serait pas toujours ainsi mais moi, je voulais juste que ça s’arrête. C’est vrai que physiquement, je ne souffrais plus autant qu’avant mais je me sentais avili et la culpabilité me plombait l’esprit. J’appréhendais chacune de tes visites. Je t’ai demandé d’arrêter une fois mais tu m’as dit que c’était à toi de décider si et quand nous devrions arrêter. J’ai menacé d’en parler et tu as dit que si j’en parlais, tu dirais que c’était de ma faute, que j’aimais ça et que c’était moi qui te l’avais demandé. La boucle était bouclée, je n’avais plus aucune porte de sortie.
Alors, je me suis mis à prier Dieu pour que survienne un miracle. Je ne désirais plus que ta rupture avec maman. Mon cœur se serrait lorsqu’elle me disait que tu ne lui servais plus à rien et qu’elle ne te gardait que parce que je t’aimais bien. J’avais envie de hurler. Mes prières restaient sans réponse et ça faisait plus d’un an que cette situation durait.
Finalement, elle rompu avec toi après que j’eus bien manœuvré, lui disant que son bonheur importait plus que tout et que si tu m’aimais autant que tu le prétendais, tu continuerais à être là pour moi. Je l’avais dit parce qu’en mon for intérieur, je ne pensais pas que tu oserais. Et audacieux comme le diable, tu me pris au mot et même après ta rupture avec maman, tu venais à la maison, souvent en son absence pour discuter avec moi. Tu disais que j’étais ta pute, l’insulte suprême pour l’adolescent de 14 ans que j’étais devenu. Pute: c’était le mot que nous utilisions, mes amis et moi pour designer les filles faciles que nous baisions, sans engagement, ni sentiment. Enfin, les filles qu’ils baisaient; moi, je me contentais de les désirer. Je ne pouvais pas, pas encore. J’avais trop peur que mes cicatrices révèlent ce que mes lèvres n’osaient prononcer.
Ces derniers temps, on se battait, toi et moi. Je ne voulais plus du tout me laisser faire et quand tu essayais de me calmer avec quelques baffes, je rendais coup pour coup, ou du mois, j’essayais. Au final, j’ai compris que je n’avais pas d’alternative. Il fallait que ça s’arrête et pour cela, l’un de nous devait disparaître. J’ai réfléchi à toutes les manières de t’éliminer mais à chaque fois, une seule conviction survenait: je n’étais pas de taille. Je me tournai alors vers le poison: j’achetai de la mort-au-rat, et je le mis dans un jus que je préparai pour toi.
Tu es venu, maman n’était pas là. Tu t’installa dans le salon comme d’habitude. Je ne comprenais même pas pourquoi tu y tenais tant; pour donner le change, peut-être, mais à qui et pourquoi. Nous étions seuls tous les deux et toi et moi nous savions qu’il n’y avait plus qu’une chose qui nous liait. Ça faisait un bout de temps qu’on avait plus rien à se dire tous les deux. On s’observa tous deux, comme des prédateurs, je t’offris le jus. Tu le posa d’abord sur la table, puis, tu le porta à tes lèvres ensuite tu le garda dans ta main, contemplant le liquide à l’intérieur du verre. Je compris à la vue de tes lèvres sèches que tu n’y a pas goûté. Tu savais. Je savais que tu savais. Tu reposa le verre sur la table et les coups se mirent à pleuvoir sur moi. Je n’avais même pas l’occasion de te les rendre: poings et pieds s’abattaient sur moi, me déchirant la chair, me cassant les os, j’étais allongée par terre, baignant dans mon sang lorsque tu t’arrêta.
_Lave-toi et couvre ton corps entier sous les vêtements. On se verra samedi prochain, crachas-tu, avant de partir
Je ne ressentais pas la douleur, j’étais comme anesthésié. Je me levai et me tint face au miroir; comme je m’en doutais, mon visage était intacte alors que mon corps était déchiré à de nombreux endroits et pissait le sang. Ta phrase tournait en boucle dans ma tête et je pris la décision qui me semblait évidente. Tu ne me trouverais pas samedi prochain, je n’irais pas me cacher comme je le faisais parfois tout en craignait que tu ne révèles ma situation au grand jour. Je ne serais plus. Tout simplement. Je pris le verre que tu avais déposé sur la table, fit une courte prière et l’avalai d’une traite.
Lorsque j’ouvris les yeux, ils se posèrent sur un plafond blanc dont la peinture avait besoin d’être refaite et descendirent le long des murs verts. Une odeur fort désagréable me parvenait au narines, je sentais un liquide couler dans mon bras et je remarquai le sérum. Il n’y avait plus aucun doute, j’avais raté mon coup, j’étais forcement à l’hôpital. Mes yeux se posèrent sur ma maman qui pleurait sur une chaise; sitôt qu’elle remarqua que j’étais éveillée, elle m’enlaça et se mit à louer; elle pleurait et riait en même temps; elle riait tout en me cajolant et moi aussi, je pleurais. J’étais heureux d’être en vie, heureux de la voir; j’étais si heureux que j’oubliai un instant, juste un instant, d’être effrayée. Le médecin affirma que le poison ne devait pas être de qualité sinon je n’aurais pas survécut. Mais moi, je savais que le poison était d’excellente qualité pour l’avoir essayé sur le chien du voisin: il était mort au bout d’une quinzaine de minutes.
Maman me posa des questions, elle voulait tout savoir, tout comprendre et je lui dit tout. Elle jura alors de me protéger même si sa vie en dépendait. Elle ne porta pas plainte. Tout comme moi, elle voulait éviter que l’affaire s’ébruite mais depuis, tu n’es plus jamais revenu. Maman m’avait promis qu’il en serait ainsi.
Tu voulais savoir pourquoi tu croupis en prison, maintenant, tu le sais. Ce n’est pas par un acte arbitraire d’un commissaire du gouvernement gorgé de pouvoir mais c’est plutôt la justice tardive d’un petit garçon à qui tu as pris son innocence, à qui tu as failli tout prendre. Tu ne seras jamais jugé, tu aurais trop de chance de t’en sortir et puis ce procès pourrait ternir la réputation que j’ai mis du temps à bâtir. Et puis, je suis sûr que toi non plus, tu ne voudrais pas d’un tel procès car même en sortant vainqueur, ton nom serait traîné dans la boue. L’honneur de ta famille en prendrait un sacré coup et tu ne saurais pas répondre aux questions de tes enfants, de ton fils surtout, celui qui t’admire tant. Il te voit encore à travers un masque et tu as intérêt à ce qu’il continue à en être ainsi.
Tu restera ici jusqu’à ta mort, pour payer ce que tu m’as fait à moi et peut-être aussi à d’autres petits garçons qui n’ont pas les moyens de se faire justice. Entre-temps, moi, je continuerai à nettoyer les rues des malfrats de ton espèce dans l’espoir de créer un monde meilleur pour mes enfants et leurs enfants à venir. Puisses-tu souffrir autant que moi, j’ai souffert. Puisses-tu comprendre un jour tout le mal que tu m’as fait et t’en repentir. Puisse Dieu avoir pitié de ton âme plongée dans les ténèbres.
Niki Loo